jeudi 9 avril 2015

Manque moi moins


Un dimanche, dans l'appartement désert et silencieux, je décide d'affronter le sac en papier très épais et vraiment abîmé qui contient l'intégralité de ma correspondance durant les quinze dernières années. J'ai tout vidé sur le parquet, on ne pouvait plus circuler dans mon bureau. C'était comme un déluge d'enveloppes, de cartes postales, de petits mots, des centaines de timbres, de tampons postaux, de via air mail et de prioritaire, et puis toutes ces adresses où j'ai habité, la chambre de la prépa, les chambres de la résidence près de la fac de médecine, l'appartement en lisière de la grande route, le studio avec la grande cheminée, le premier appartement avec G., et ses huisseries saumon que nous n'avons jamais repeintes.
Autrefois, je rangeais mon courrier dans des boîtes dédiées mais au fil des années et des déménagements, les boîtes sont devenues trop petites et n'étaient pas faciles à transporter (elles étaient en carton mou), alors, la dernière fois qu'il a fallu s'en occuper, avec une certaine précipitation, je les ai toutes vidées dans ce fameux sac en papier, qui devait bien peser dix kilos.
Je commence à faire le tri. Certains expéditeurs sont très constants et cohérents dans leur choix de papeterie, la tâche est facile. Mais au milieu des écritures familières, je suis parfois obligée de retourner l'enveloppe, voire de parcourir la lettre qu'elle contient (ce que je m'étais promis de ne pas faire) et je suis étonnée par les piles qui commencent à se former, de correspondants oubliés, perdus de vue, et qui pourtant m'écrivent des choses très justes et douces. Je trouve notamment plusieurs lettres d'une fille qui s'appelle A. C'est l'été juste avant le début de l'externat, je suis rentrée chez mes parents et je m'ennuie, elle travaille dans une maison de retraite et elle raconte, elle raconte les odeurs, les peaux qu'il faut toucher, les voix qui s'éteignent, la solitude commune, et elle dit avec beaucoup de pudeur que c'est dur. Pas trop fort, avec délicatesse, parce qu'elle sait que c'est aussi un avant-goût des études de médecine que nous n'avons pas encore finies, et qu'il ne faut pas commencer à se plaindre. Elle dit J'aime t'écrire parce que j'aime lire tes réponses et j'ai un peu envie de pleurer, ce qui était précisément ce que je voulais absolument éviter.
Bientôt, le désordre se transforme en piles instables d'enveloppes dispersées sur le parquet. Elles sont parfois très soignées, découpées dans des jolis papiers ou des pages de magazines, avec une prédilection pour les images de chocolat, de gâteaux, de gaufres. Je m'arrête devant la liasse plutôt épaisse de lettres venant de mon ami J. et je suis étonnée par le volume qu'elles représentent. Il y a une enveloppe plus grande que les autres, fabriquée dans du très beau papier, assez épais, et dessus des silhouette floues font tourner des robes couleur pastel. Le timbre vient des Etats-Unis, je ne me rappelais pas que J. y soit allé. J'extrais de l'enveloppe deux feuillets lignés, jaune pâle, recouverts recto-verso de l'écriture pressée, serrée, de J. Il y a aussi deux photographies du pont de Brooklyn. Il neige cet hiver-là à New York m'écrit J. Voici les photos prise avec l'argentique qu'il vient d'acheter sur ebay. Il travaille comme garçon au pair et comme la famille qui l'héberge est très satisfaite de ses services, elle a décidé de lui offrir quelques jours de vacances en Californie, il a hâte, c'est idiot, mais il ne pourra pas s'empêcher d'aller faire un tour à Hollywood. Il y a quelques semaines, il a assisté à un tournage de Tim Burton, ravi. Et il a aussi passé une après-midi avec Michel Gondry, son autre idole de l'époque (nous n'avions pas les mêmes !). Est-ce que j'ai vu Elephant ? Ça lui a beaucoup plu. Il me demande mon numéro de téléphone parce que comme ça, ce sera plus vivant, notamment pour parler du cinéma.
Je suis obligée de m'arrêter deux minutes dans mon classement après la lecture de cette lettre qui me touche d'autant plus que je sais que l'écriture demande à J. un certain effort, lui qui n'aimait pas du tout l'école et ses contraintes. Qu'est devenu J. ? La dernière fois que je l'ai vu, c'était tout à fait par hasard, dans la pénombre d'un concert, on n'y voyait rien, je ne me souviens plus de ses traits.
Je pourrais, par l'intermédiaire de la modernité, tenter de retrouver J., mais je crains de me confronter à la constation, cruelle, que si nous n'avons pas cherché à maintenir un lien, malgré tout ce qui nous était communément cher, alors ce lien n'avait pas lieu de perdurer. La tristesse persiste dans ma gorge en glissant les deux feuillets lignés et les photographies qui l'accompagnent dans la belle enveloppe mais je me dis qu'après tout, cela a existé, que j'ai eu la chance pendant ces années de partager quelque chose d'intime avec J., que c'était chouette, et je préfère, même si cela est discutable, rester avec ce souvenir-là de lui plutôt que découvrir qu'on ne s'entendrait peut-être plus du tout.

Je finis par rassembler les lettres de chaque expéditeur avec de la ficelle de cuisine. Le chagrin cède un peu la place à la tendresse quand je revois les enveloppes décorées de mon amie E., les lettres tant aimées et connues presque par coeur d'un autre J., la correspondance soutenue entretenue avec un écrivain que j'adorais à l'adolescence. J'ai un souvenir très fort de mes propres lettres, surtout pendant les deux premières années de médecine, quand j'écrivais très tard le soir avec une jubilation intense. Je me souviens aussi de mon impatience quotidienne à guetter le facteur et le plaisir qu'il y avait à remonter dans ma chambre avec des lettres à ouvrir, à lire, pour retrouver dans ces enveloppes soignées toutes ces voix si lointaines qui me manquaient. 

****
Manque moi moins est une chanson que vous pouvez écouter ICI


****

Vendredi après-midi, l'avion pour le Japon, mais je ne peux pas partir sans évoquer un film qui m'a fait tellement d'effet que je suis retournée le voir quarante-huit heures après son premier visionnage.
Dans La Sapienza, Eugène Green démontre de façon géniale et merveilleuse qu'au-delà de la perte, de toutes les pertes possibles, quelque chose de l'ordre de la grâce, de l'amour absolu, nous est accessible, sous plusieurs formes possibles. C'est un film qui parle de la psychanalyse, de l'architecture, de l'Italie, du Bernin et de Borromini, des messagers invisibles, et de la lumière, condition indépassable à l'existence de chacun. C'est un film qui encourage à ne pas accepter ce que le monde s'acharne à nous vendre comme beau, désirable, nécessaire, alors que c'est ce qu'il y a de plus périssable et dérisoire.
Depuis, j'ai envie de revoir tous les films d'Eugène Green, je fais une fixation sur Monteverdi, je prévois des vacances en Italie et je me demande ce qu'en penserait mon ami J., avec qui je parlais si souvent de cinéma...

Libellés : , ,

13 Comments:

Blogger Le coyote said...

Habituellement je te lis en silence, parcourue par un drôle de mélange d'affection et d'admiration. Mais parfois, certains billets me touchent avec une intensité aussi incroyable que délicate. En les lisant, je me dis que je n'étais (ne suis ?) pas si bizarre, parce que nous avons eu beaucoup en commun, j'entrevois ce qui aurait pu se passer d'absolument différent, et j'aime m'apercevoir que nos vies se croisent dans des voyages, des contradictions, des envies, des sensations, et des détails pas du tout insignifiants. Merci Patoumi de te souvenir de ce que je n'ai pas gardé ou pas osé.
(j'ai franchement souri au dernier paragraphe, parce qu'à ma grande surprise, je ne me suis toujours pas remise d'une bouleversante représentation du Couronnement de Poppée il y a presque un an)

9 avril 2015 à 08:54  
Anonymous V said...

J'imagine bien ton émotion si c'était la première fois en 15 ans que tu regardais dans ce sac. Je suis sûre que ces anciennes correspondances et notamment ce garçon, J, ne pourrait être qu'heureux d'avoir un signe de ta part. Je te souhaite un bon vol et de très beaux moments au Japon !

9 avril 2015 à 09:20  
Anonymous clémence said...

L'excitation de la boîte aux lettres, ah que c'est savoureux à dire et à lire!
Le Japon, quelle folie, que de beaux mots à venir! très fou voyage!

9 avril 2015 à 10:51  
Anonymous Marie said...

Merci pour le partage de cette archéologie postale... Et pour le goût d'aller voir 'La Sapienza". J'ai réalisé il y a quelques jours que nos -peut-être un jour- enfants auront un nom italien. Ça m'a étonné et puis mis en joie. Doux séjour japonais !

9 avril 2015 à 12:33  
Anonymous Anonyme said...

Ce texte est aussi touchant que celui de septembre 2010 dans lequel vous évoquiez vos logements successifs après votre arrivée en France. Belles vacances à vous ! Carole

9 avril 2015 à 16:40  
Anonymous Anonyme said...

C'est la nostalgie qui m'étreint... En recevez-vous encore, des lettres, des vraies ?
Je vous souhaite bon voyage et j'attends avec impatience de vous lire de nouveau
Althéa

10 avril 2015 à 07:53  
Anonymous Ayla said...

Grâce et lumière affleurent également de ce billet. Merci pour ce conseil cinématographique: la Sapienza est un film superbe. Bon voyage au Japon!

12 avril 2015 à 11:57  
Anonymous Likeasquirrel said...

Tout le long de la lecture de ce billet, j'ai eu l'oeuvre de Geoffrey Farmer, Leaves Of Grass, en tête. Je ne sais pas trop pourquoi, peut-être à cause de ces milliers d'images rassemblées qui représentent un temps passé, une évolution aussi. Bon voyage (et merci de me donner une idée de film à regarder ce soir !) :)

13 avril 2015 à 02:08  
Blogger Cécile said...

Merci pour les mots et aussi pour la musique...

20 avril 2015 à 13:57  
Blogger Eve Away said...

Je pense beaucoup à toi en ce moment. Et comme je n'ai pas d'instagram, je le dis ici : tes photos....pfouloulouuu ! Merci pour ces très beaux instantanés qui rappellent tant de souvenirs (les écoliers en uniforme ! les parapluies ! la promenade du philosophe ! Ueno !) Je crois que je te dois une promesse faite à moi-même il y a quelques jours ("dans les trois prochaines années")...et quelque chose me dit que tes prochains billets ne vont pas m'en dissuader ! Très chouettes derniers jours de voyage à G. et toi !

22 avril 2015 à 13:15  
Blogger patoumi said...

Des réponses à toutes, bientôt !

7 mai 2015 à 00:49  
Anonymous flou said...

J'aime beaucoup l'idée du sac aux trésors... tellement plus parlanf que des boites ordonnées!

17 mai 2015 à 12:51  
Blogger Madeleine à bicyclette said...

Vendredi, bientôt minuit. un grand merci pour tes mots, leur justesse et leur douceur qui touche au coeur!

5 février 2016 à 23:32  

Enregistrer un commentaire

<< Home